17

MAGDA s’éveilla au petit jour et aperçut Jaelle assise au pied de son lit. La jeune femme avait l’air pâle, comme si elle venait de pleurer ; mais elle était calme.

— Ma sœur, dit-elle, je sais que tu as prêté serment à ton corps défendant ; et dans un sens, il t’a été arraché. Normalement, cela n’aurait aucune importance ; mais tu es une Terrienne et tu t’es engagée sans bien savoir ce que cela impliquait véritablement. Veux-tu présenter une requête pour être relevée de ton serment, Margali ? Si oui, je parlerai en ta faveur devant les Mères de la Guilde.

Magda savait que cela résoudrait quelques-uns de ses profonds conflits intérieurs ; plus encore, cela la délivrerait de la crainte de représailles terriennes dirigées non pas seulement contre elle-même, mais aussi contre ceux qui l’avaient aidée à renier ses propres engagements. Elle envisagea cette possibilité pendant un moment, mais fut alors la proie d’un revirement. Retrouver sa vie dans la Zone Terrienne, le monde étroit et stérile qui avait été le sien là-bas, limitée au travail relativement négligeable qu’une femme pouvait accomplir ? Elle comprit alors que, malgré les larmes et la terreur auxquelles elle avait cédé en prêtant serment, il lui avait semblé cependant qu’elle prenait une décision capitale dans sa vie. Et bien plus, une décision sincère. Voilà une voie que je peux suivre. C’est ce que je désire, quel qu’en soit le prix.

On ne m’a pas forcée à abandonner Peter à la mort. Jaelle m’a évité de payer ce prix. Mais tôt ou tard, je savais qu’un jour, il me faudrait régler mes comptes. Et maintenant, j’y ferai face, quelle que soit cette expiation.

Elle cita la phrase rituelle des Amazones.

— Marraine du serment, je te l’ai dit : j’ai choisi de mon plein gré d’honorer mon serment et je le respecterai, jusqu’à ce que la mort m’emporte ou jusqu’à la fin du monde.

— Même si cela te crée des ennuis avec ton peuple, Margali ?

La Terrienne répéta ce qu’elle avait dit à Darrill au cours du voyage.

— Je ne suis pas certaine que ce soit encore mon peuple. (Sa voix manqua de fermeté.) J’ai renoncé à toute allégeance à… à une famille, un clan, un tuteur ou un suzerain…

Jaelle lui prit les mains. Soudain, elle se pencha en avant et embrassa Magda comme elle l’avait fait en recevant son serment.

— Allégeance pour allégeance, ma sœur, dit-elle. Nous sommes liées par le serment. Mais j’estime que tu dois envisager le fait que cela peut t’attirer de graves ennuis – nous devons l’envisager ensemble.

— Je sais cela, répondit Magda qui ne put s’empêcher de trembler un peu. S’il n’y avait pas eu Dame Rohana, je crois que Peter aurait insisté pour m’emmener au Quartier Général terrien, même s’il lui avait fallu employer la force et me mettre aux arrêts.

— Une belle façon de te récompenser de ta loyauté envers lui, jeta Jaelle avec colère. Mais sans toi, il serait mort à Saïn Scarp en ce moment !

Magda se sentit obligée de défendre le point de vue de son ami.

— Peter est un agent terrien. Pour lui, je crois, la loyauté envers l’Empire l’emporte sur n’importe quelle loyauté envers une personne.

— Ce n’est pas juste, dit Jaelle, troublée.

Ce n’est pas un point de vue que n’importe quel habitant de Ténébreuse peut comprendre, se dit Magda. De sorte qu’à bien des égards, Peter est dans une situation pire que la mienne. Il appartient à cette planète-ci sur bien des plans et ne pourra jamais vivre en paix au sein de l’Empire. Mais il ne sera jamais libre de renoncer à cela même qui l’empêche de se sentir tout à fait chez lui sur Ténébreuse… Il sera toujours déchiré, en exil…

— Jaelle, reprit-elle, tu m’as dit une fois que les Amazones Libres étaient autorisées à accepter n’importe quel travail licite. Si les autorités terriennes m’accordaient un congé pour honorer mes engagements envers la Maison de la Guilde afin d’y faire mon apprentissage, une fois que je l’aurais accompli, est-ce qu’on me permettrait de poursuivre le travail que j’ai toujours exécuté pour les Terriens ?

— Tu veux dire que tu nous espionnerais ?

— Non, bien sûr que non, dit Magda. (Cette seule idée lui répugnait.) Mais j’aiderais à construire un pont entre nos civilisations. J’aiderais mon peuple à mieux comprendre les petits usages de votre société, de votre langage, de vos lois et de vos mœurs… même si je me contentais de mon ancien travail, et j’éviterais à nos interprètes de manquer involontairement à vos coutumes. Mais je crois que je pourrais faire plus, beaucoup, beaucoup plus.

— Cela ne violerait pas notre serment, répondit Jaelle. Selon notre Charte, tu peux accepter n’importe quel travail licite n’importe où. Cela signifie qu’en tant qu’Amazone assermentée, tu peux travailler pour les Terriens… (Elle s’interrompit, comme si elle venait d’entrevoir une lumière aveuglante.) Et je le peux aussi…, ajouta-t-elle dans un murmure.

— Comment cela serait-il arrangé ?

— Comme tu le désires, répondit Jaelle. Conformément aux lois de notre Charte, tu dois verser une partie de tes gains à la Guilde. Nous renonçons à notre famille et au toit paternel, mais cela n’empêche pas que nous jouissons toujours de la protection d’un foyer et d’une famille. Chaque fois qu’on est malade, enceinte, incapable de travailler ou qu’on se trouve dans une ville étrangère, on peut toujours se tourner vers la Maison de la Guilde de l’endroit ou vers les Amazones qui s’y trouvent et trouver un foyer où l’on prendra soin de nous. Notre dîme sert à entretenir les Maisons de la Guilde : vous y avez toujours des sœurs et des amies et vous y avez droit légalement. Il n’est jamais nécessaire de résider dans une Maison de la Guilde à moins de le choisir ; mais si l’on décide d’y habiter, on est tenu de participer à l’entretien de la maison, de prendre son tour de ménage, de jardinage ou de n’importe quelle tâche indispensable. C’est notre vrai foyer : nous nous y rendons comme d’autres se rendent dans la maison familiale, quels que soient les autres endroits que nous fréquentons.

Magda n’avait plus de vie de famille depuis la mort de son père. Peter et elle n’avaient jamais sérieusement essayé de fonder un foyer. La pensée d’avoir un véritable chez-elle, un foyer sur Ténébreuse, où elle pourrait aller non pas en qualité d’invitée ou d’étrangère, mais de plein droit, lui procura une sensation de chaleur qu’elle n’avait pas connue depuis des années.

— Nous pouvons y aller quand on est âgée et qu’on a passé l’âge de travailler, ou y laisser nos enfants en nourrice, dit Jaelle.

— Vous mettez des enfants au monde, alors ?

— Si nous le désirons, reconnut la jeune Amazone. (Et le souvenir de ce qu’avait dit Rohana couvrit son visage d’une légère tristesse.) Croyais-tu donc que nous prononcions les vœux de chasteté des Gardiennes ? Nos filles peuvent être élevées dans la Maison de la Guilde jusqu’à ce qu’elles soient adultes. Elles peuvent alors choisir de se joindre à la Guilde ou de se marier. Nos fils, eux, nous les confions généralement à leur père pour que ceux-ci les élèvent, une fois qu’ils sont sevrés, mais si le père de l’enfant se montre réticent ou si on le juge inapte à élever l’enfant, ou encore si l’on ne sait pas qui est le père de l’enfant… alors, on peut s’arranger pour qu’il soit élevé comme on le désire. Mais aucun garçon de plus de cinq ans ne peut vivre dans la Maison de la Guilde. (La jeune femme réfléchissait à haute voix. Soudain, elle revint au moment présent.) Bah ! tu apprendras tout cela pendant ton apprentissage à la Maison de la Guilde, ma sœur.

Était-il possible pour elle d’associer ses deux mondes ? Cela semblait presque trop beau pour être vrai.

— Tu sais que Lorill Hastur a interdit tout contact entre la Zone Terrienne et son peuple, dit Magda, en hésitant. Il est facile de le défier dans les Hellers, Jaelle. Mais ici, à Thendara ?

— Oui, c’est l’une des difficultés les plus sérieuses. Mais Rohana a donné sa parole d’honneur qu’elle parlerait à Lorill. Le cœur de ma parente se partage entre deux mondes, également, et je pense qu’il est assez grand pour les contenir tous deux. J’estime aussi qu’il est temps que le peuple de Ténébreuse, et non pas seulement les Seigneurs Comyn, connaisse un peu les Terriens et ce qu’ils peuvent apporter à notre planète. Tu as entendu Gabriel parler de l’embargo mis par Lorill sur le commerce. La volonté d’Hastur n’est pas la voix de Dieu, même pour les Comyn ! Attendons de voir ce que les autres pensent. Veux-tu venir avec moi maintenant à la Maison de la Guilde, ma sœur, afin de voir ce qu’on peut faire pour régler cette affaire, avant l’entrevue que nous aurons demain avec le Seigneur Hastur… et avec tes Terriens ? Comme ça, on saura où l’on en est.

Magda hésita. Puis, comprenant que le moment de choisir était venu, elle inclina la tête.

— Oui, je viens.

Le lendemain matin, Dame Rohana était assise aux côtés de Lorill Hastur dans la petite salle du Conseil, attendant l’arrivée du coordinateur terrien. Peter Haldane était assis en face d’eux, l’air inquiet et furieux à la fois. Rohana ne parvenait pas à déchiffrer ses pensées, mais c’était inutile. Le matin même, Magda et Jaelle avaient disparu et la noble Comyn était convaincue qu’elles s’étaient réfugiées dans la Maison de la Guilde de Thendara. Mais les deux jeunes femmes avaient laissé un message disant qu’elles se présenteraient au Conseil devant Hastur. Et il n’appartenait pas à Rohana de fournir une explication plus précise à leur place.

— C’est l’homme que les bandits de Saïn Scarp avaient enlevé ? lui demanda Hastur à mi-voix en se penchant vers elle. Est-il vraiment identique à Kyril ? La ressemblance est extraordinaire. A-t-on affaire à la Loi de Cherilly, dans ce cas ?

Rohana se mit à rire.

— J’avais oublié cette Loi de Cherilly depuis l’époque où j’étais monitrice de parapsychologie dans la Tour de Dalereuth avec toi, Melora et Léonie, dit-elle. Mais non, ce n’est pas ça. Le Terrien n’a que cinq doigts à chaque main.

— La ressemblance n’en est pas moins remarquable et contribue à confirmer la théorie d’une race unique dont tu m’as parlé. Bien qu’il semble fantastique de croire que notre peuple ait pu venir d’une autre étoile ou que nous nous soyons jamais permis d’oublier un tel héritage. Et tu m’as bien dit que la femme a le laran. Puis-je te demander comment tu as découvert ça ? J’avais donné l’ordre qu’aucun Terrien ne puisse assister à une opération avec la gemme.

— Jaelle était mourante, répliqua Rohana. Et sa sœur assermentée avait le droit de rester avec elle. Je peux seulement imaginer… (Elle prit un air soucieux, essayant de se faire une opinion.) Alida possède le Don Ardaïs. C’est une télépathe au pouvoir catalytique et le fait d’entrer en contact avec elle peut avoir éveillé le laran qui existait à l’état latent chez cette femme. Mais s’il n’avait pas existé, Alida n’aurait pu le susciter. L’homme – Haldane – était là, lui aussi, et il n’a manifesté en aucune façon la conscience de ce qui se passait. Mais quelle qu’en soit la raison, cette femme possède le laran et cela signifie qu’il nous faut remettre en question certaines de nos idées préconçues sur les Terriens.

Elle avait dit « nos » idées préconçues, mais c’était « tes » qu’elle voulait dire, en vérité. Hastur le comprit et se renfrogna.

— Voici le représentant terrien et son interprète, dit-il.

Rohana avait déjà rencontré Montray auparavant et n’avait pas été impressionnée. Elle se demanda si elle n’avait pas hérité d’une parcelle du mépris que Magda portait à cet homme. Cette fois, il était accompagné d’un jeune homme qui parlait casta aussi bien que Peter ou Magda, c’est-à-dire aussi bien que n’importe quelle personne née sur Ténébreuse. Il se présenta : Wade Montray, fils du coordinateur, et se fit connaître poliment des deux nobles Comyn, tandis que son père se dirigeait vers Peter avec un regard torve.

— Vous voilà donc, Haldane ! Avez-vous la moindre idée des ennuis que vous nous avez causés ? Et où est Mlle Lorne ? Elle devrait être ici ! En fait, vous auriez dû signaler votre retour au Quartier Général hier soir, tous les deux, et attendre les instructions !

— Je n’ai pas été informé qu’une plainte avait été portée contre nous, répondit Peter avec une certaine raideur. Il ne m’a pas semblé convenable de froisser Dame Rohana alors qu’elle nous proposait de demeurer chez elle en tant qu’invités. Je suis certain que Magda sera ici en temps opportun. (Il se tourna vers la porte avec un soupir de soulagement perceptible.) En fait, la voilà. Et la jeune femme qui l’accompagne a contribué à me sauver la vie, Montray. Alors, soyez poli avec elle, que diable !

— Jolie fille, fit observer Montray.

Peter se raidit à nouveau.

— Montray, cela fait combien de temps que vous êtes sur Ténébreuse… dix ans ? Si vous ne savez toujours pas qu’il n’est pas correct d’émettre des réflexions sur l’apparence d’une femme, je vous suggère de demander un transfert aussi vite que vous le pourrez ou alors, de ne jamais mettre le nez hors de la Zone Terrienne !

Magda venait d’entrer dans la salle en compagnie de Jaelle et de trois autres femmes bizarres, et s’asseyait tranquillement avec elles contre le quatrième mur de la pièce.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Jaelle ? protesta Hastur d’un air sévère. Je ne t’ai pas donné l’autorisation d’inviter des étrangers à cette conférence !

— Je ne l’ai pas demandée non plus, Mon Seigneur, répondit la jeune femme avec respect, mais sans l’ombre de la peur que la plupart des étrangers manifestaient devant un noble Comyn. Seigneur Hastur, il m’a semblé que notre Guilde était concernée au plus haut degré par les affaires dont nous allons débattre ce matin. J’ai donc demandé à ses représentantes de venir faire connaître nos positions devant vous et devant les Terriens.

— Qu’a-t-elle dit ? s’enquit Montray et son fils entreprit de répéter tranquillement les paroles de Jaelle à mesure que cette dernière poursuivait.

— Mon Seigneur, Madame, Honorables étrangers, ajouta-t-elle en se tournant vers les Terriens, je désire vous présenter mestra Millea n’ha Camilla, Mère de la Guilde de la Maison de Thendara.

Millea était une grande femme imposante, habillée de façon conventionnelle et aussi féminine que Rohana elle-même.

— Mestra Lauria n’Andrea, directrice du Conseil Indépendant des Artisanes et Domna Fiona n’ha Gorsali, Juge du Tribunal Arbitral de la Cité.

Oh ! Jaelle, tu es bien plus intelligente que je ne l’aurais jamais cru ! pensa Rohana avec admiration. Les femmes qui s’étaient assises les unes à côté des autres avec dignité de l’autre côté de la pièce, n’étaient pas des Amazones ordinaires. C’était trois des femmes les plus puissantes de la Cité de Thendara. La Guilde des Artisanes avait lutté avec succès pour obtenir le droit d’être reconnue parmi les entreprises de la ville. Domna Fiona était la première femme à avoir jamais été nommée juge dans toute l’histoire de Thendara. Hastur ne pouvait pas les congédier en prétextant leur insignifiance.

— Nous accordez-vous le droit d’être témoins de vos délibérations, nobles Comyn ? demanda Jaelle.

Hastur eut l’air quelque peu contrarié, mais rien ne pouvait troubler sa discipline éprouvée de diplomate. Il se leva et salua poliment les trois femmes.

— Je ne vous accueillerai pas dans ce Conseil car vous êtes venues sans invitation, dit-il, mais il ne s’agit pas ici d’une réunion à huis clos pour la mise en œuvre d’une tyrannie. On ne peut refuser à aucun citoyen concerné le droit d’entendre, et en retour, d’être entendu.

— Nous accueillons avec plaisir l’occasion d’être entendus par des citoyens de Thendara, intervint Montray, tandis que son fils traduisait. Soyez les bienvenues, Mesdames.

Hastur s’adressa à Montray.

— Quand vous vous êtes présenté pour la dernière fois devant nous, dit-il, nous avons donné l’autorisation à votre employée, Magdalen Lorne (la jeune Terrienne, assise au milieu des Amazones, remarqua qu’il prononçait son nom terrien sans hésiter ni même sans buter, fût-ce légèrement, sur les mots)… de s’aventurer à l’intérieur des collines et de négocier la délivrance de votre autre employé, l’homme du nom d’Haldane, retenu captif à Saïn Scarp. Si je comprends bien cette affaire, à présent, la femme Lorne a rencontré une troupe d’Amazones Libres sous le commandement de Jaelle n’ha Melora, lesquelles ont exigé qu’elle prête un serment d’allégeance à leur Guilde, conformément à leur coutume et aux lois de leur Charte. Ai-je exposé la situation fidèlement ?

— D’après les comptes rendus que nous ont faits nos sœurs, c’est exact, dit Millea, Mère de la Guilde.

— Je ne comprends pas très bien le problème, dit Hastur. Il me semble que cette affaire doit faire l’objet d’un accord privé entre les parties concernées ou du moins, concerne le Tribunal Arbitral.

Montray écoutait avec un air désapprobateur et courroucé. Il émit quelques paroles et son fils secoua la tête, refusant de traduire.

Hastur se tourna vers Magda.

— Mademoiselle Lorne, avez-vous fait venir ces femmes pour pouvoir adresser une requête en présence de toutes les personnes intéressées, demandant à être relevée de votre serment ?

— Non, Seigneur Hastur, répondit Magda d’une voix basse, mais très claire. Je suis disposée à respecter le serment que j’ai prêté et à l’honorer jusqu’à la mort. Mais je ne suis pas certaine que les autorités terriennes me le permettent. Elles peuvent soutenir que mon serment n’est pas valide ou que je n’avais aucun droit de le prêter par suite de la loyauté que je leur devais en priorité.

Montray dit à nouveau quelque chose.

— Je te l’avais dit, lui répondit le jeune interprète d’une voix tout juste audible.

Rohana qui observait, se rendit compte que Magda avait fait preuve d’une exceptionnelle habileté. En privé, l’ambassadeur terrien aurait pu alléguer qu’il ne croyait pas dans la validité d’un serment propre à Ténébreuse. Mais s’il affirmait cela en présence d’Hastur et des trois Mères de la Guilde de Thendara, il réduirait à néant la crédibilité de tous les Terriens sur Ténébreuse pendant des décennies à venir. Et s’il l’ignorait, ce qui était le cas d’après l’expression de son visage, il était en train de le découvrir de façon on ne peut plus positive grâce aux soins conjugués du jeune et habile interprète et de Peter Haldane. À en juger par la frustration exprimée par son visage, Rohana devinait, sans avoir besoin de la plus infime parcelle de laran, que le coordinateur terrien était en train de les vouer tous, et Magda tout particulièrement, à l’équivalent terrien, quel qu’il fût, du plus froid des enfers de Zandru.

— Le noble invité originaire de la Terre semble éprouver quelque difficulté à accepter la décision, intervint Domna Fiona. Pouvons-nous l’entendre, avec la permission du Seigneur Hastur ?

— Le problème est le suivant, répondit Montray, attendant que son fils traduise. Mlle Lorne nous est extrêmement précieuse. C’est la seule femme qualifiée pour exercer les fonctions de spécialiste en ce qui concerne les langages de cette planète et pour nous conseiller dans le domaine des coutumes féminines et des lois régissant les usages de la société sur Ténébreuse. Il nous semble impossible pour le moment, de nous passer de ses services au profit d’une autre activité, si valable qu’elle puisse être et quel que soit le profond respect que nous portons aux personnes disposées à l’accueillir parmi elles.

Rohana savait parfaitement que les formules de politesse avaient été ajoutées par l’interprète et se doutait que la version originale de Montray avait été plus catégorique et beaucoup moins courtoise. Mais elle ne comprenait pas suffisamment la langue terrienne pour en être sûre.

— Si c’est là l’unique problème que vous ayez, la question peut être aisément résolue, répondit Domna Fiona. (Au timbre de sa voix et à quelque chose d’indéfinissable dans son corps étroit revêtu de la robe de magistrat, Rohana la soupçonna d’être une emmasca. Mais la robe était trop ample pour qu’on pût en être sûr.) Si votre difficulté consiste dans le manque de spécialistes compétents en matière de coutumes féminines et de langages, alors je pense que nous pouvons vous offrir notre concours. Ma sœur…, dit-elle en se tournant vers Jaelle qui se leva, l’air intimidée.

La jeune Amazone croisa brièvement le regard de Peter, de l’autre côté de la pièce.

— Dites au représentant terrien que si cela peut être agréable à votre peuple, je me propose de prendre la place de ma sœur en travaillant pour vous, dit-elle. Je parle couramment casta et cahyenga ; je peux lire et écrire dans ces deux langues et dans celle des Villes Sèches. Et je crois que je pourrai vous aider à combler les lacunes pouvant exister dans votre connaissance des mœurs de Thendara. Je crois également que d’autres, parmi mes sœurs, seraient disposées à agir de même, dans la mesure de vos besoins. On nous a dit (de nouveau, un bref instant, elle rencontra le regard de Peter)… que vous autres Terriens, aviez eu du mal à trouver des travailleurs pour tout ce qui n’était pas du travail de simple manœuvre et que vous aviez cherché en vain.

— Voilà qui tomberait à merveille, répondit Montray. (Il salua poliment Jaelle.) Mais nous avons entendu dire que le Seigneur Hastur avait interdit aux habitants de Thendara de nous offrir ce genre de concours.

L’Amazone Lauria, Directrice de la Guilde des Artisanes, lui répondit avec calme.

— Le Seigneur Hastur parle pour les Comyn, pour leurs partisans assermentés et pour ceux qui leur doivent fidélité et obéissance dans les Domaines. Mais la volonté ou le caprice d’Hastur n’a pas encore force de loi dans ce pays. Avec tout le respect que l’on vous doit, Seigneur Hastur (et elle fit une profonde révérence au Seigneur Comyn), nous refusons aux Comyn le droit de donner des ordres aux femmes libres de Thendara au sujet des travaux licites qu’elles peuvent accepter ou des relations qu’elles pourraient entretenir avec les hommes de l’Empire venus des étoiles… ou avec leurs femmes. Selon la volonté d’Hastur, les seules femmes que l’on ait autorisées à fréquenter les hommes de l’Empire sont celles des bars et des lupanars près de l’astroport. Nous ne croyons pas que cela puisse donner une image juste de notre monde aux Terriens. Nous sommes donc venues ici aujourd’hui pour vous offrir nos services respectueux des lois dans des domaines plus appropriés à l’instauration d’une communication significative entre nos deux mondes : comme cartographes, guides, traductrices ou toute autre activité pour laquelle les Terriens souhaitent employer des travailleurs et des spécialistes de Ténébreuse. En retour, sachant que les sujets de l’Empire ont beaucoup à nous apprendre, nous demandons qu’un groupe de nos jeunes femmes soit placé comme apprenties dans vos services médicaux et dans toute autre branche scientifique où vous pourriez nous communiquer vos connaissances. Cela vous sied-il, messire de la Terre ?

Bien sûr que cela lui convenait, pensa Magda, observant le visage de Montray. C’était ce qu’ils espéraient depuis le début, ce qu’on leur avait si opiniâtrement refusé sur Ténébreuse. Elle ne s’était jamais rendu compte – et elle se blâmait de son manque de sensibilité – que les femmes natives de cette planète se froisseraient d’être jugées par les Terriens, uniquement d’après les femmes que leurs hommes rencontraient dans les bars et dans les lupanars. Elle n’était elle-même allée un peu plus loin – mais guère plus – que grâce à la connaissance des femmes respectables qu’elle pouvait rencontrer dans les marchés et les endroits publics de Thendara.

Ce n’était pas, bien entendu, une entière coopération. Les Amazones Libres n’étaient pas assez nombreuses et se trouvaient rarement à des postes aussi influents que Domna Fiona. (C’était, à ce propos, la première fois qu’elle entendait parler des Tribunaux Arbitraux. J’ai tant de choses à apprendre, se dit-elle, et avec quel plaisir je vais m’y appliquer !)

Après, elle retravaillerait pour les Terriens et serait l’une des premières personnes à aller et venir entre les deux mondes, aidant chacun d’eux à parvenir jusqu’à l’autre. Deux mondes : et elle appartiendrait aux deux ! Elle porta ses regards, de l’autre côté de la pièce, sur Dame Rohana et cette dernière lui sourit. De nouveau, la Terrienne eut la vision d’une grande porte en train de s’ouvrir largement, des deux côtés, une porte ouverte entre deux mondes fermés et séparés…

Jaelle observait Lorill Hastur. Il n’avait pas l’air très satisfait, mais capitula avec toute la bonne grâce dont il était capable. Le fait est que les Amazones ne sont pas suffisamment importantes – c’est du moins ce que pense Hastur – pour qu’il puisse condescendre à tenir compte de ce que nous faisons. Mais le chemin que nous suivons, d’autres le prendront, pour des raisons personnelles. Elle rencontra le regard de Peter de l’autre côté de la pièce et lui sourit. Et il lui sembla que son cœur cessait de battre lorsque le Terrien lui sourit en retour.

J’ai trouvé une façon honorable de rester avec lui dans son monde à lui !

Montray était en train de répondre aux paroles aimables d’Hastur par un petit discours sur l’amitié et la fraternité, utilisant soigneusement les mauvaises intonations tandis que son fils Wade les corrigeait attentivement et les rendait correctes.

Comment Montray va-t-il s’en sortir sans moi pour rédiger ses discours ? Magda se rendit compte alors, le cœur léger, qu’elle s’en moquait éperdument. Elle avait des choses bien plus intéressantes à faire.

Quand tout eut été réglé et qu’Hastur, Dame Rohapa et Montray – flanqué de son fils pour l’empêcher de commettre des bévues trop choquantes – commencèrent à échanger des civilités, Peter, Jaelle et Magda se retrouvèrent pendant un moment sur le seuil de la Chambre du Conseil. Peter connaissait trop bien les coutumes des Domaines pour toucher Jaelle en public, mais le regard vif qu’il lui lança équivalait à une étreinte. Il se tourna alors vers Magda.

— Tu as donc obtenu ce que tu voulais, n’est-ce pas, Magda, et tu nous as tous rendus ridicules – en réussissant ce qu’aucun homme n’avait pu faire ! dit-il d’un ton railleur. As-tu donc tant de mépris pour nous tous ?

— Du mépris ? Pas vraiment, rétorqua la jeune femme, mais elle ne put s’empêcher de lancer un bref coup d’œil en direction de Montray et Peter surprit son regard. En ce qui concerne notre coordinateur, du moins, il n’a pas fait de prouesses sur Ténébreuse, jusqu’à présent.

— Tout le monde savait que c’était toi qui faisais le vrai travail dans le service du coordinateur, Magda. Et c’est seulement une malchance, si tu n’as pas pu avoir le titre, également. Un jour, peut-être pourras-tu occuper ce poste.

— Non, merci, dit-elle en souriant sans amertume. Pourquoi n’essaies-tu pas de l’obtenir, Peter ? (Elle sentit l’étrange et léger fourmillement d’une « prémonition » lui parcourir l’épine dorsale de haut en bas, tandis qu’elle parlait.) Tu feras un bon coordinateur – ou le premier Légat, un jour. J’ai mieux à faire.

— Tu as déjà accompli des miracles, répondit-il en lui serrant les mains chaleureusement.

Elle secoua la tête.

— Ce n’est pas moi. C’est Jaelle… et les Mères de la Guilde.

— Tu es merveilleuse ! dit-il à Jaelle d’une voix très basse. Je n’aurais jamais cru que tu y arriverais !

— Je pense que tu ne crois pas les femmes capables de faire grand-chose, Piedro, en dépit de ce que Margali a fait pour nous deux, répondit la jeune femme tranquillement. Mais tu apprendras peut-être, un jour. J’ai cru, pendant un certain temps, que les femmes de ton peuple étaient plus libres que celles de Ténébreuse. À présent, je sais qu’il n’y a pas autant de différence entre la Terre et cette planète. Ma mère adoptive m’a dit, une fois, qu’il valait mieux porter des chaînes que de se croire libre et se charger de chaînes invisibles. (Elle lui adressa alors un sourire lumineux.) Mais il y a toujours de l’espoir et je crois au jour où nous ferons partie de l’Empire des étoiles, où nous ne serons pas tous des étrangers et des inconnus, mais où tous les gens seront… seront…

Elle buta, hésitante, cherchant ses mots.

— Où tous les humains seront frères ? fit Peter.

— Et sœurs, ajouta-t-elle en souriant après avoir rencontré le regard de Magda.

— Bah ! la politique peut attendre. Nous avons d’autres sujets de réflexion aujourd’hui, toi et moi ! dit le Terrien. Magda, viendras-tu avec nous quand nous nous déclarerons devant témoins ?

— Je ne pourrai pas, dit-elle en jetant un coup d’œil aux Mères de la Guilde. À vrai dire, je ne suis pas censée quitter la Maison de la Guilde pendant six mois, après avoir prêté serment.

Brusquement, elle lui tendit les mains.

— Oh ! Peter, souhaite-moi bonne chance ! Ne m’en veuille pas !

Il la serra contre lui dans une brève étreinte, presque fraternelle.

— Bonne chance, Mag ! dit-il en l’embrassant sur la joue. J’ai l’impression qu’il va t’en falloir avec ces vieilles « dures à cuire » ! Mais c’est ce que tu veux, alors sois heureuse, ma chérie.

— Jaelle… fit Magda.

Et Jaelle la serra impétueusement dans ses bras, l’étreignant fort.

— Sois heureuse, toi aussi, murmura Magda.

— Je viendrai te voir, promit la jeune Amazone. La Maison de Thendara est mon foyer, à moi aussi.

— Mais il faut que tu me promettes de ne pas la monter contre moi, Magda ! s’écria Peter. Dois-je faire face à toutes ces belles-mères ?

— Personne ne pourrait me monter contre toi, protesta Jaelle en riant. Mais il va falloir que tu apprennes à ne pas parler de cette façon de mes mères et de mes sœurs !

C’est une adulte, pensa Magda. Je l’ai toujours considérée comme une jeune fille. Mais c’était une erreur. C’est une femme. Et elle n’est plus aveugle à l’égard de Peter. Elle sait ce qu’il est. Et elle l’aime quand même.

Il ne comprendrait jamais que certaines loyautés pouvaient être plus profondes que l’amour – et certainement pas des loyautés entre femmes. Mais il ferait de son mieux pour le monde qu’ils aimaient tous. Et ce mieux serait très bien, en vérité. Magda sut alors qu’elle l’aimerait toujours un peu pour cette raison, à défaut de toute autre.

La Mère de la Guilde Millea se tourna et fit signe à Magda de les rejoindre. La jeune femme embrassa à nouveau Jaelle.

— Soyez bons l’un avec l’autre, dit-elle.

Puis, lentement, mais sans un regard en arrière, elle traversa la pièce pour rejoindre les trois femmes.

Jaelle qui la regardait partir, parut capter dans son esprit l’image d’une grande porte en train de s’ouvrir largement sur un monde ensoleillé et sur un avenir lumineux.

 

 

 

FIN



[1] En français dans le texte. (N.d.T.)

La chaîne brisée
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